Ammonite 3D

J’ai connu Ammonite à l’époque où elle collectionnait les éléphants, des reproductions de toutes sortes, statuettes, figurines, jouets, photos, peintures, dessins… Son appartement était un sanctuaire à partir duquel j’avais bâti toute une histoire sur fond de réalisme magique. J’imaginais que chaque nouvelle pièce dans sa collection signait l’arrêt de mort d’un éléphant bien réel quelque part dans le monde. Je ne pouvais m’empêcher de corréler l’extinction de l’espèce et l’augmentation de la collection comme un système de vases communicants qui vidait, dans un seul sens, le monde réel pour constituer un univers symbolique et de représentation kitsch, une copie pauvre de notre monde au service d’une seule et unique personne perdue dans ses enfantillages. Jusqu’au jour où Ammonite m’apprit que le dernier éléphant sur terre venait de disparaître, en même temps que je lui offrais une ultime peluche de son animal préféré.

J’imaginais aussi bien d’autres collectionneurs d’ours, de girafes, de zèbres, de baleines, de pingouins, de chouettes, de serpents, de scarabées, de fourmis, complotant pour la disparition complète de la biodiversité animale, vampirisant le vivant tout en sniffant la poudre de la corne broyée du dernier rhinocéros !

* * *

Le champ est à deux pas de chez moi. À chaque labour, les fossiles apparaissent. C’est la terre qui les recrache, au gré des mouvements de terrain. Les agriculteurs les récupèrent un à un et les entassent aux abords. Les curieux, les promeneurs n’ont plus qu’à se servir.
Il n’y a que des ammonites, d’énormes coquillages fossilisés de céphalopodes apparus il y a plus de quatre cents millions d’années et disparus il y a soixante millions d’années environ. On en trouve de toutes tailles, mesurant entre dix et quarante centimètres de diamètre. J’en ai récupéré une il y a longtemps, une petite, d’une quinzaine de centimètres de diamètre, pour en faire un cendrier.
Quand j’ai arrêté de fumer quelques années plus tard, j’ai nettoyé la partie en creux de l’ammonite pour récupérer un bel objet dont le sens et l’histoire m’avaient échappé. C’était une autre époque, fumer suffisait, et écraser mes mégots dans un fossile de cent ou deux cents millions d’années ne me procurait pas de sentiment particulier. Le temps était court, une bouffée de cigarette dans l’éternité.

Ammonite est ma femme à présent. D’après les spécialistes, elle aurait environ cent millions d’années, et ça amuse tout le monde autour de moi ! Elle est bien plus qu’un objet familier. C’est une présence, une vie minérale venue en remplacement de l’organique, ou un mélange des deux. Je suis devenu un peu solitaire avec le temps, je fais moins d’efforts pour aller vers les autres. C’est donc plus simple de se pencher sur les objets, de les étudier et de leur parler, de communiquer avec l’histoire et le temps.

Je caresse Ammonite du bout des doigts, en remontant lentement la spirale de la coquille, depuis l’ouverture jusqu’au centre… et c’est aussi une manière de remonter l’horloge du temps, cent mille millénaires, tout de même, dix mille fois l’histoire humaine, rien que ça !

Ammonite n’est pas très belle, pas comme celles qu’on trouve dans les musées, intactes, sorties des roches profondes, aux contours parfaitement dessinés. Ammonite, mon Ammonite, a beaucoup roulé dans les terres et les sables, elle s’est usée. Ses cannelures sont à peine visibles, perceptibles au seul toucher.

J’ai appris qu’Ammonite est un fossile par moulage, à distinguer d’un fossile par minéralisation. Il ne reste rien de l’animal original, ma femme organique, ni matière vivante, ni carapace. Dans les fonds marins où elle reposait après sa mort, les sédiments se sont accumulés au fil du temps dans sa coquille vestimentaire, puis cette dernière a disparu, ne laissant qu’un moulage, une forme spectrale.

Un peu affolé par mon nouveau projet, il y a quelque temps, j’ai emmené Ammonite à l’hôpital et demandé un scan complet d’elle, une analyse en profondeur, dans la masse. Les opérateurs ont fait le maximum et nous ne les remercierons jamais assez, ma moitié sédimentaire et minérale, mon amour post-organique et moi.

Aujourd’hui, je caresse Ammonite une dernière fois avant de commettre l’irréparable. Je l’ai au préalable déposée dans un bac aux bords relevés afin de ne rien perdre d’elle. Chaque grain de sable, chaque particule de poussière détritique doit être soigneusement récolté, afin d’être identifié puis intégré au processus final.

Je frappe Ammonite à coups de marteau, des coups violents au début puis de moins en moins forts pour réduire en poudre les fragments de plus en plus petits. Je termine au pilon de cuisine pour obtenir une fine farine que je verse dans un pot hermétique.

Je vais porter le tout, le fichier du scan et les sédiments collectés, au fablab ouvert à côté de chez moi. Sans rien leur dire de mon projet insensé, j’attendrai patiemment qu’ils reconstruisent Ammonite à l’identique avec leur toute nouvelle imprimante 3D. J’imagine qu’en quelques heures elle sera là, devant moi, self-copy sans faille, sans perte ni ajout.

* * *

Aujourd’hui, je manipule et je caresse Ammonite 3D. Son nouveau nom est un secret entre elle et moi. Pour le reste du monde, elle est toujours Ammonite, tout simplement. Je suis le seul à connaître la vérité. Je l’ai photographiée avant destruction et après impression 3D. Les deux photos sont identiques et se superposent parfaitement sur mon écran. Mon Ammonite et Ammonite 3D ne font qu’une, un seul et même fossile, intégrant un élément de fiction si ténu que personne n’y verra jamais rien.

Dans la foulée de cette belle réussite, j’ai fait fabriquer par une entreprise spécialisée une coquille d’ammonite géante de trois mètres de diamètre, qui correspond aux plus grands fossiles de l’espèce jamais découverts. Elle a été imprimée dans une nacre de synthèse aux caractéristiques proches de la matière naturelle. J’ai vérifié que je pouvais y pénétrer sans trop de difficulté en rentrant les pieds en premier. C’est assez compliqué, mon corps se plie difficilement mais en tournant le dos, la pliure des genoux épousant la courbe de la coquille, et en forçant un peu, avec Ammonite 3D blottie tout contre moi, j’arrive à rentrer les épaules et la tête en dernier. Seul le haut du crâne dépasse, ça ira bien comme ça.

Le temps est frais, l’horizon brumeux et ma frêle embarcation ballote au gré des vagues de plus en plus fortes à mesure que je gagne le large. Va-t-elle résister, supporter mon poids et celui de la coquille géante, au moins pour un aller ? Je vais bientôt atteindre la zone que j’avais repérée, celle des grands fonds marins où il devrait être possible de me mettre à l’abri pour un bon moment, de m’immiscer dans l’histoire de la manière la plus discrète, la plus imperceptible qui soit.

Yves Duranthon, 2017